Fluides - Partie I - § IX

Jeudi 18 août 2011, par Ivan Joseph // Fluides ou Le singulier pluriel

Elle n’a pas le temps de... de réaliser... qu’elle le voit... qu’elle l’a vu... disparaître... qu’il a disparu ! C’est la première fois qu’elle le voit descendre ! Aujourd’hui, juste ! Il descend avec elle, quelques marches devant ; la précède. C’est ainsi, donc, vers cette heure, chaque matin, qu’il quitte son poste de bascule ? Ou bien est-ce là encore l’un de ces hasards dont raffole Élisabeth. Quoi qu’il en soit, oui, elle raffole de l’instant. Elle suit l’homme... sans le suivre. Est-ce l’occasion ? Que fait-elle ? Que va-t-elle décider ?
Son cœur ! C’est son cœur qui s’est mis tout à l’heure, tout à coup, à battre si fort. Et si elle écoutait le conseil de ses amis... Et si, pour de bon, au-delà du concours de circonstances, elle le prenait en filature. Élisabeth fait une descente en grand sourire, hilare, toute excitée, pétillante en pupille et prunelle ; elle constate : elle a bien pris une cadence de pas qui n’est pas la sienne naturelle. Elle règle... calque la fréquence de son mouvement sur celui... de celui... qu’elle suit ! Oui, c’est bien vrai, c’est sûr, c’est incontestable maintenant : elle le suit ! C’est irrésistible, en fait, comme ç’a l’a été dès la première seconde.
Ainsi, c’est donc cela, suivre quelqu’un : se maintenir assez éloignée afin de ne pas être remarquée mais aussi suffisamment proche pour ne pas prendre le risque de le perdre ? Bien évidemment que c’est cela, elle le sait, elle l’a toujours su ! Mais là, bon sang, elle est en train de le vivre ! Elle piste véritablement quelqu’un, réellement ! Une vraie filoche ! Et quel personnage, en plus ! Mais aussi, surtout, pourquoi ?... (Quand elle va raconter cela à ses amis !...)
L’homme-qui-se-balance n’a pas de ticket ; bien entendu... Elle le voit, là-bas, devant, se débattre avec l’une des barres du tourniquet : une lanière de son gros sac à dos s’y est accrochée. Élisabeth a les joues toutes rouges. Si seulement elle pouvait y prêter attention, elle constaterait également qu’elles sont brûlantes. Elle a tellement peur d’être démasquée. À l’instant, après un sursaut, la voilà justement qui peste intérieurement contre le « Gling ! » qu’a provoqué la proximité de son passe Navigo, à travers le tissu de son sac, lorsqu’elle a machinalement appliqué le fond de ce dernier contre le capteur du tourniquet : « Saleté de puce électronique, elle va me faire repérer ! Elle va tout faire capoter ! »...
Décidément, à présent, elle sent bien qu’elle aurait suivi l’inconnu du métro même s’il avait pris la direction de la Porte de la Chapelle, à l’opposé de son chemin ; mais, là encore, le « hasard »... Lorsque la rame entre dans la station, elle monte dans le même wagon que lui. Pour le coup, elle prend conscience qu’elle se retrouve même particulièrement près de son objectif. Mais qu’importe, après tout ! Elle se dit que l’essentiel est de paraître le plus naturelle possible, et même si cela l’amène, à certains moments, à s’en rapprocher. Son cœur encore ! La rame redémarre, les voilà partis en direction de Mairie d’Issy. Ensemble ! Mais, pour où ?! Jusqu’où ?! Son cœur ! Élisabeth réalise enfin le feu de ses joues, en cet instant, là, maintenant, où elle éprouve tant de mal à déglutir... Elle ne pense plus à son frère, là, maintenant, décidément...
Du coin de l’œil, elle l’espionne. L’homme est assis dans le sens de la marche, près de la vitre, seul, dans une zone de quatre places assises qui se font face deux à deux. Élisabeth, le dos appuyé contre l’autre paroi, observe son profil. Elle est elle-même assise sur la rangée de quatre sièges qui se trouve de l’autre côté du couloir du wagon.
L’homme recommence à se balancer. A-t-il seulement jamais cessé ? C’est de fait aussi pour cela, sans doute, qu’il reste seul. Les autres voyageurs l’examinent de loin avec un air de méfiance, de dégoût, de pitié, de mépris ou encore de compassion ; c’est selon...
Il fouille maintenant !... se balance... d’avant en arrière... Ses poches !... Son immense blouson... Sa doudoune... Il est encombrant... Tout, en lui, semble encombrant... Et son énorme sac posé à ses côtés !.. Il fouille !... pose sur le siège qui lui fait face autant de choses, de babioles, d’objets, que de fonds de poche... Un élastique, une boîte d’allumettes... Un papier froissé !... Tout un fourbi !... Il fouille, vide, se balance !...
Élisabeth essayait de ne pas le dévisager avec trop d’ostentation. Mais quel était donc encore ce nouveau manège !...

Il a un visage assez inexpressif. Toujours, elle l’a vu ainsi. Juste se balancer. Mais non, là ! tout juste, il fronce !... Il fouille !!... Il trouve !... Il vient de trouver, et il est en colère !... C’est sûr !... Ça, c’est l’expression de la colère !...
L’homme-qui-se-balance se mit à se balancer plus fort, plus vite. Les gens regardaient.
Plus fort !... Plus vite !... Ils regardent... Élisabeth le regarde... Il est très en colère !... Il vient de sortir de sa poche un papier... une sorte de petit carton... Non !... Une carte !... comme une carte d’identité... Il est furieux !!... pose... jette !!... jette la carte sur l’élastique... le papier froissé... les allumettes... se balance... si fort !... vide toutes ses poches avec véhémence... jette !... se lève... se rassied !... Élisabeth n’a même pas vu défiler les stations... Concorde !!... Saint-Lazare est déjà bien loin !... Elle a - décidément... - tout à fait oublié son frère...
Mais quel est donc ce son singulier ?!... Ce bruit ?... On dirait qu’il grogne, pourtant ce n’est pas un grognement... Il se soulève de son siège, à chaque fois, à force ! tellement il se balance !... Une autre paperasse froissée ! une ordonnance, de toute évidence... Mais !... Non, ce n’est pas vrai !!... Elle brûle !... L’ordonnance flambe !!... Il l’a allumée !... Il a craqué l’une des allumettes !... Ses objets brûlent ! ses papiers devant lui !... La carte !!...
Si vite !!... Élisabeth avait bondit si vite...
Elle sent le froid de la poignée en métal qui sert à actionner la sonnerie d’alarme. Cela hurle. Il y a un mugissement de sirène, et elle a du froid au creux de la main...

P.-S.

Fluides - Partie I - Chapitre IX

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